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Qui a inventé Gaston Dominici ? L’affaire de Lurs imaginée par Jean Giono et Orson Welles


Orson Welles sur le tournage de La tragédie de Lurs, 1955
Orson Welles sur le tournage de La tragédie de Lurs, 1955

De la rencontre en Haute-Provence entre Jean Giono et Orson Welles en 1955, il ne reste quʼune note de restaurant. Quʼont pu se dire ces deux hommes au sommet de leur art, qui sʼintéressaient au même moment à lʼune des affaires judiciaires françaises les plus mystérieuses du XXe siècle ? On ne le saura jamais. Mais on peut se demander ce qui a poussé des artistes de renommée mondiale à sʼattarder sur le procès dʼun vieux paysan de la Durance. Accusé dʼun triple meurtre en 1954 et condamné à mort sans aucune preuve, Gaston Dominici demeure opaque à la justice comme aux deux artistes qui, tout à leur fascination, fabriquent chacun à leur façon un personnage mythologique.


En 1954, Jean Giono, lʼécrivain de Manosque, est déjà reconnu pour ses romans ayant pour cadre le monde paysan provençal. Le magazine Arts fait tout naturellement appel à lui pour couvrir le procès Dominici. Lurs est à une vingtaine de kilomètres de Manosque, et la famille Dominici incarne parfaitement les figures des livres de Jean Giono. Pendant le procès, lʼécrivain est assis derrière le président de la cour dʼAssises, à trois mètres de lʼaccusé. Il prend des notes, retranscrit certains dialogues, ajoute ses propres commentaires. Sa vision transforme le procès en scène de théâtre et la famille Dominici en galerie de personnages tragiques. Il en tire deux courts textes dʼune sobriété puissante qui seront publiés chez Gallimard : les Notes sur lʼaffaire Dominici suivies dʼun Essai sur le caractère des personnages.


Le « roi barbare » et lʼécrivain


Le héros de cette tragédie est Gaston Dominici. Patriarche de 76 ans régnant sur neuf enfants et une quinzaine de petits-enfants, cet homme de la terre a vécu une grande partie de sa vie en autarcie à Brunet, à lʼest de la Durance. Son existence retirée et son parler provençal compliquent le procès en rendant sa psychologie incompréhensible pour la justice française. Pendant lʼaudience, Gaston Dominici remarque la présence de Jean Giono : « Il a demandé à ses gardes qui était cet homme derrière le Président. Cʼétait moi. On le lui dit. Il sʼétonne. “Ce Monsieur sʼest dérangé !” ». Ce simple chevrier ne comprend pas quʼil soit lʼobjet dʼune telle attention.


Il ne sait pas à quel point il fascine lʼécrivain. Si Jean Giono prétend au début des Notes connaître « mille paysans solitaires » comme lui, il profite pourtant de lʼaubaine qui lui est donnée dʼen observer un dans une situation si tendue. Le procès est lʼoccasion de dialogues insolites entre le juge et lʼaccusé : « "Êtes-vous allé au pont ?” demande le Juge. “ – Allée ? Il nʼy a pas dʼallée, je le sais, jʼy suis été." » répond Gaston, qui nʼutilise pas le mot « aller » comme un verbe mais comme un substantif. Ces mécompréhensions de langue pourraient être comiques, si la vie dʼun homme nʼétait pas en jeu.


Lʼauteur dessine un portrait du vieux monsieur comme il décrirait un personnage de roman : « Assassinat mis à part, tout le monde est dʼaccord pour reconnaître que Gaston D… est un grand caractère. Peut-être mufle, goujat et cruel, mais incontestablement courageux, fier et entier. Une hypocrisie très fine, Renaissance italienne. » Jean Giono est persuadé que le manque de vocabulaire de Gaston Dominici joue contre lui au procès. Il affirme que « lʼAccusé nʼa quʼun vocabulaire de trente à trente-cinq mots, pas plus » et précise : « Jʼai fait le compte dʼaprès toutes les phrases quʼil a prononcées lors des audiences. » On peut douter dʼune telle exagération gionesque, dʼautant que dʼautres sources – également sujettes à caution – iront jusquʼà affirmer que le condamné est devenu bibliothécaire à la prison des Baumettes.


Quand Barthes sʼen mêle


Reprenant Giono deux ans plus tard, le jeune Roland Barthes dénonce à travers le procès la confrontation inégale entre une langue régionale et la langue officielle du pouvoir. Dans un essai des Mythologies, « Dominici ou le triomphe de la Littérature », il écorche au passage lʼécrivain consacré : « Cʼest au nom du document humain que le vieux Dominici a été condamné. Justice et littérature sont entrées en alliance, ont échangé leurs vieilles techniques, dévoilant ainsi leur identité profonde, se compromettant impudemment lʼune par lʼautre. »


Roland Barthes reproche au littérateur dʼêtre du côté du pouvoir et de se nourrir du fait divers sanglant pour son écriture. Mais le philosophe ne met-il pas lui aussi lʼaffaire au service dʼautre chose, cʼest-à-dire de sa pure démonstration intellectuelle ? Il en profite pour esquisser en quelques pages une théorie du langage et de la domination : « Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là », conclut-il brillamment.


Rien nʼest vrai, tout est permis


Le mot de « charognards » nous vient peu à peu à lʼesprit. Le Canard enchaîné ne se prive pas de lʼutiliser à propos dʼun autre : « Voici donc M. Orson Welles braquant ses caméras de TV sur la tourbe des Dominici et ses comparses… (...) M. Jean Cocteau en décrivant si poétiquement notre héros a quand même omis un détail, (...) il a oublié que lʼarbre bourré dʼoiseaux était un perchoir à Charognards ! » La venue du réalisateur américain à Lurs en 1955 relance la machine médiatique. Orson Welles est déjà un cinéaste important, et la presse populaire couvre largement le tournage-événement du documentaire commandé par la télévision britannique. Comme Orson Welles vient de se marier avec Paola Mori, ce séjour en Provence est aussi un peu un voyage de noces.


Après le premier procès, Gaston Dominici est condamné, mais la moitié de la France refuse dʼadmettre la culpabilité dʼun vieux patriarche qui a trimé toute sa vie et qui a été résistant. Une contre-enquête est ouverte. Welles affirme à la presse, non sans présomption, quʼil va lui-même résoudre lʼaffaire. Il réalise des entretiens inédits, dans un français approximatif, avec les deux fils de Gaston, Gustave et Clovis. Il fait aussi témoigner dʼautres protagonistes hauts en couleur, comme le notaire ou le chef de gare.


« Je comprends que le monde entier se soit intéressé à cette affaire, des personnages comme les Dominici ne peuvent émerger de lʼimagination dʼun romancier, il faut le voir pour le croire », déclare Orson Welles. Il met en scène et filme Jacques Chapus, le journaliste spécialiste de lʼaffaire, convaincu de la culpabilité de Gaston Dominici. Chapus explique ce geste atroce par un drame qui sʼest noué autour de lʼeau la nuit du crime. Mais lʼauteur de Citizen Kane ne veut pas faire un film factuel. Il se décrit comme un « conteur arabe sur la place des marchés » et dit se passionner pour les films « tout dʼopinion », qui sont « lʼexpression de la personnalité de leur auteur ».


La tragédie de Lurs reste inachevé. Une des raisons de lʼabandon du montage est quʼOrson Welles nʼa jamais demandé lʼautorisation de tourner à Lurs. La pellicule ne pouvait pas sortir légalement de France, ni être diffusée à la télévision britannique. On peut soupçonner la censure des autorités françaises, et blâmer tout autant la nonchalance du réalisateur.


Tombeau pour des anonymes


Il ne faut pas condamner trop vite ces auteurs de sʼêtre servis du drame des Dominici pour leurs propres desseins. Il est certain que dʼun côté, la réalité des faits et le destin sordide des protagonistes ne sont quʼune matière première pour leur travail. Chacun dʼeux sʼapproprie lʼaffaire Dominici pour en faire ce quʼil veut. Et ni les victimes, Jack et Ann Drummond, et leur petite fille Elizabeth, qui reposent au cimetière de Forcalquier, ni le vieux Gaston sous les verrous, ne peuvent exercer leur droit de réponse. Dʼun autre côté, Giono et Welles ont donné aux victimes la plus durable des sépultures, celle que confère la vision universelle de lʼœuvre dʼart. Et élevé Gaston Dominici, paysan inconnu dʼune région oubliée de France, au rang de véritable immortel.


Lire : - Notes sur lʼaffaire Dominici suivi de Essai sur le caractère des personnages, Jean Giono, Folio Gallimard, 1955

- « Dominici ou le triomphe de la Littérature », dans Mythologies, Roland Barthes, Seuil, 1957, p. 47-50

Voir en ligne :Lʼaffaire Dominici par Orson Welles, documentaire de Christophe Cognet incluant « La tragédie de Lurs », un film restauré de 26 minutes dʼOrson Welles

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