Et je dis ça, mais je suis la première à m’être fait avoir.

Fin mars, un collectif anonyme a réalisé une « performance artistique » sur le marché de Forcalquier. Des silhouettes masquées en combinaisons blanches défilaient en colonnes et reproduisaient des gestes mécaniques, sur fond de voix robotique déformée qui martelait des parodies de consignes gouvernementales pour lutter contre la propagation du virus.
Émue d’avoir assisté en direct à un spectacle vivant, après plus de cinq mois consécutifs de fermeture des lieux de culture, j’ai d’abord applaudi l’initiative, comme beaucoup. Mais une fois le frisson passé, un peu sonnée par ce que je venais de voir, il m’a semblé nécessaire de déconstruire ce qui nous avait été proposé ce jour-là.
Cette chorégraphie des « masques blancs » prétendait alerter sur le glissement vers la « dictature sanitaire » et son régime de peur. Pourtant, n’utilisait-elle pas elle aussi les ressorts basiques de la peur ? Uniformes futuristes, rythme répétitif, bande-son anxiogène : elle présentait une vision caricaturale d’un futur proche qui nous menace en reprenant les codes les plus éculés de la dystopie. Le spectateur se voyait réduit à un choix binaire : l’adhésion enthousiaste ou le rejet en bloc, les applaudissements ou les insultes – et les deux n’ont pas manqué de pleuvoir. Bref, une version appauvrie de l’esthétique de la science-fiction qui ressemblait à un happening de propagande plutôt qu’à une œuvre d'art.
Probablement née en Suisse en novembre et diffusée ensuite en Belgique, aujourd’hui virale dans de nombreuses villes d’Europe, cette performance apparaît très éloignée d’une volonté de développement de l’esprit critique et d’élargissement de nos imaginaires politiques. Elle ne propose aucune exploration de formes nouvelles, ni déploiement des possibilités des corps et des esprits dans leurs singularités. Sa facilité la rend d’ailleurs reproductible en quelques heures par n’importe qui, une fois téléchargée la « charte d’utilisation » sur les réseaux sociaux. Rien que des effets superficiels qui s’adressent à nos pulsions et qui jouent sur les plus petits dénominateurs communs de cette période : le ras-le-bol, la colère et la peur.
Privés de lieux de rencontre, de réunion, de fête et de salles de spectacle, fragilisés par un an de bouleversements de notre quotidien, nous sommes enclins à nous jeter dans le précipice au moindre son de flûte, comme les enfants dans la légende de Hamelin. Alors que notre vigilance s’émousse, notre manque grandissant de moments collectifs d’échange autour d’œuvres sensibles est l’occasion rêvée pour les conspirationnistes de répandre à peu de frais leur salmigondis aux relents sectaires sous prétexte de défendre la culture.
On ne m’y reprendra plus.
Pendant ce temps-là, une centaine de salles de spectacle et de théâtres sont occupés en France par des citoyens et des professionnels de la culture, comme à Château-Arnoux, avec des revendications claires et ciblées : la réouverture des lieux de culture et la lutte contre la réforme de l’assurance-chômage, pour protéger les plus précaires. Entre les moments de musique et de danse, les agoras quotidiennes ouvrent un espace pour débattre et imaginer un nouveau modèle de société.
Vidéo : Occupation du Théâtre Durance à Château-Arnoux le 27 mars
Cet article a été publié en anglais sous le titre "Beware Of Pied Pipers throughout Europ" sur le site OpenDemocracy. Voir l’article.